La Traversée : Note sur l’écriture

De Marie Desplechin

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Un jour, un ami commun nous a présentées, Florence et moi. Elle venait de terminer son premier film, Hammam et cherchait quelqu’un pour écrire avec elle son film suivant. Quelle chance ! Je n’avais aucune expérience dans l’écriture de scénario, mais une grande habitude de me lancer dans des entreprises dont j’ignorais à peu près tout.

Nous nous sommes rencontrées chez elle, autour de la table, dans la cuisine de sa maison. Un lien amical s’est tissé tout de suite. Nos réunions de travail duraient des heures et associaient dans le désordre soucis domestiques et soucis artistiques.

Après nos conversations dans la cuisine, j’écrivais des propositions qu’elle amendait, encore et encore. Il y a un « temps Florence » auquel il faut s’adapter, fait de minutie, d’exigence, de doutes et de repentirs. Elle travaille toujours comme elle peint, elle passe et elle repasse. Et du premier traitement à l’enregistrement des voix, en passant par le story board et ses amendements, chaque scène, chaque phrase, chaque mot ont été pesés, placés, changés, bougés, supprimés, repêchés… Florence est « autodidacte » en animation, et de mon côté, ne pas avoir appris à écrire, inventer la pratique tandis qu’elle se faisait, a certainement été un avantage. Je la vois mal travailler avec un scénariste aguerri, discuter avec lui règles de construction et psychologie des personnages. Je ne crois pas qu’elle conçoive deux étapes de nature différentes, dont l’une serait l’histoire et l’autre le dessin. Je n’avais pas de certitudes. J’étais d’accord pour recommencer encore et encore. J’ai pensé que mon travail avait son parallèle dans son dessin, repris jusqu’à être recouvert, la somme des repentirs. Et s’il fallait parfois faire preuve d’un peu de patience, je savais que ce n’était rien en comparaison de la grande patience dont elle userait une fois enfermée avec ses pastels sous le banc titre. Pour moi, c’était une expérience. Pour elle, des mois, des années de travail solitaire.

Florence est extrêmement fidèle. J’ai écrit pour tous ses films même quand je n’étais pas associée au scénario. Florence est habitée par un imaginaire plus impératif que le mien, qui se laisse volontiers absorber. Je me suis glissée dans son monde. J’ai dit oui bien sûr quand elle m’a proposé de réfléchir avec elle à son projet de long-métrage. Nous nous connaissions bien, je peux faire le trajet jusqu’à son atelier les yeux fermés. Les grandes lignes se sont dessinées tout de suite, elles sont l’aboutissement de toute son œuvre, fidélité familiale, contes et mythes, mémoire et dette historique, souci du présent. Nous ne nous sommes pas posées la question de l’âge des héros, ou de celui des spectateurs (même s’il a fallu y répondre des centaines de fois par la suite). Nous avons fait une histoire qui lui ressemblait, une épopée d’initiation, fondée sur l’observation et mise en résonance dans la chambre d’échos des mythes. Nous avons pensé à Ulysse, à Hansel et Gretel, à Aaron Appelfeld, aux pogroms, aux camps de rétention plantés aux frontières. Nous avons puisé dans l’histoire de ses grands-parents, de sa mère et de son oncle, dans les histoires que l’on m’a racontées ou dans celles de gens que j’aimais.

Et ensuite nous avons écrit les chapitres de ce film comme autant d’épisodes ou de stations pour nos héros. Jamais nous n’avons perdu de vue que nous faisions une histoire pour le temps présent.

Comme pour ses autres films, l’effort consiste à entrer chez elle, à l’accompagner. Si ça marche, c’est sans doute que nous ne sommes pas si éloignées, et que j’éprouve un sentiment de familiarité avec son monde.

De bureau en commissions, en dépit des encouragements et des soutiens, le film a attendu une dizaine d’années avant de se faire. Je ne compte plus les différentes versions qu’a connues le scénario. Il s’est certainement amendé, éclairci au fil des réécritures. Mais entre ceux qui doutaient de « la cible », ceux qui n’avaient pas confiance dans le dessin, ceux qui y voyaient des « bons sentiments », ceux qui trouvaient le sujet sombre, etc…, nous avons aussi perdu pas mal de temps. Le projet avait reçu le prix du scénario au festival Premiers Plans d’Angers, nous étions encouragées à chaque nouvelle présentation publique, mais ce n’était pas suffisant pour lancer la production. Nous nous sommes faites à l’idée qu’il fallait renoncer. Le film ne se ferait pas.

Et puis Dora avait une nouvelle idée, un nouveau plan, de nouveaux contacts… Elle n’a jamais vraiment lâché prise. Et un jour, c’est reparti. Florence a disparu entre Toulouse, Prague et Leipzig. Je suis revenue en pointillé, pour reprendre, et retoucher, et préciser, et compléter.

J’ai vu le film presque fini, et c’était dingue de le voir. Rien ne ressemblera à ce film, comme rien ne ressemble à l’œuvre de Florence, qui lui ressemble tant, à elle. C’est un sentiment très heureux et très plein de penser que j’y ai, à ma petite place, contribué.

D’après BLINK BLANK LA REVUE DU FILM D’ANIMATION

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